Chapitre 7
LES LOUPS
1
Voyez cela, voyez-le clairement :
Voici une route aussi large et entretenue que peut l’être n’importe quelle route secondaire d’Amérique, mais revêtue de cette poussière tassée que les habitants de La Calla nomment oggan. Avec de chaque côté un fossé, pour le ruissellement ; de loin en loin, des caniveaux de bois nettoyés régulièrement, qui courent sous l’oggan. Dans la lueur blafarde et irréelle qui précède l’aube, une douzaine de grands buckas – de ceux que conduisent les Manni, avec leur capote de toile – s’avancent le long de la route. La toile est d’un blanc immaculé, pour réfléchir le soleil et garder la fraîcheur à l’intérieur, pendant les jours de canicule, et on dirait de grands nuages étranges, flottant au ras du sol. Des cumulus, ne vous déplaise. Chaque chariot est tiré par six mules ou par quatre chevaux. Sur le siège avant, menant l’équipage, se trouve une paire de combattants, ou d’anges gardiens. Overholser conduit le chariot de tête, Margaret Eisenhart à ses côtés. Puis vient Roland de Gilead, assis avec Ben Slightman. Puis Tian et Zalia Jaffords, précédant Eddie et Susannah Dean. Le fauteuil de Susannah est replié à l’intérieur de leur chariot. Bucky et Annabelle Javier les suivent. Et enfin, sur le siège surélevé du dernier véhicule, apparaissent le Père Callahan et Rosalita Munoz.
Dans les chariots, on compte quatre-vingt-dix-neuf enfants. Le jumeau dépareillé – celui responsable du nombre impair – est Benny Slightman, bien sûr. Il se trouve dans le dernier chariot (il n’a pas voulu aller dans celui de son père). Les enfants ne disent pas un mot. Certains parmi les plus jeunes se sont rendormis ; il faudra les réveiller sous peu, lorsque la caravane aura atteint sa destination. Devant eux, à moins de deux kilomètres maintenant, se trouve la fourche où le chemin qui pénètre dans le pays des arroyos bifurque à gauche. Vers la droite, la terre s’étend en pente douce jusqu’au fleuve. Tous les conducteurs gardent le regard tourné vers l’est, vers les ténèbres impénétrables de Tonnefoudre. Ils attendent un nuage de poussière. Ils ne le voient pas. Pas encore. Même les vents de seminon sont tombés. Les prières du Père Callahan ont dû être entendues, du moins ces prières-là.
2
Assis à côté de Roland sur le siège du chariot, Ben Slightman parla à voix si basse que le Pistolero eut peine à l’entendre.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
Si, lorsque les chariots avaient quitté Calla Bryn Sturgis, on avait demandé à Roland de parier sur les chances de survie de Slightman, Roland les aurait estimées à cinq sur cent. Pas plus, en tout cas. Il y avait deux questions cruciales à poser, qui exigeaient des réponses précises. La première devait venir de Slightman lui-même. Roland ne s’attendait pas vraiment à ce qu’il la pose, pourtant c’était le cas. Roland tourna la tête vers lui.
Le contremaître de Vaughn Eisenhart était très pâle, mais il retira ses lunettes et soutint le regard de Roland. Le Pistolero ne lui imputa pas un courage exceptionnel. Slightman l’Aîné avait à n’en pas douter eu le temps de jauger Roland, et il savait qu’il devait regarder le Pistolero droit dans les yeux s’il voulait conserver le moindre espoir.
— Oui-là, je sais, dit Slightman, d’une voix assurée, du moins jusque-là. Je sais quoi ? Que vous savez.
— Vous l’avez deviné quand nous avons démasqué votre complice, je suppose, dit Roland.
Il avait délibérément employé ce mot de manière sarcastique (le sarcasme était la seule forme d’humour que Roland comprît vraiment), et Slightman grimaça : le complice. Votre complice. Mais il acquiesça, sans quitter Roland des yeux.
— Je me suis dit que, si vous étiez au courant pour Andy, vous l’étiez pour moi aussi. Même s’il ne m’aurait jamais donné. Ça ne faisait pas partie de sa programmation.
C’en fut vraiment trop, et il ne put supporter plus longtemps le regard du Pistolero. Il baissa les yeux, en se mordant la lèvre.
— Je l’ai surtout su à cause de Jake.
Roland ne parvint pas à dissimuler sa surprise.
— Il a changé. Il ne le voulait pas, pas gâche comme il l’est – et pas avec son courage –, mais il a changé. Pas envers moi, envers mon garçon. Au cours de la dernière semaine, disons des dix derniers jours. Benny en a seulement été… eh bien, déconcerté, comme vous diriez sans doute. Il sentait quelque chose, mais il ne savait pas quoi. Moi si. C’est comme si votre garçon ne voulait plus être près de lui. Je me suis demandé ce qui pouvait en être la cause. La réponse m’a paru très claire. Claire comme de la jeune bière, savez-vous.
Roland était en train de s’éloigner du chariot d’Overholser. Il fit claquer les rênes sur le dos de ses bêtes. Elles accélérèrent un peu la cadence. Derrière eux, ils entendaient les chuchotements et les ronflements des enfants et le cliquetis assourdi des harnais. Il avait demandé à Jake de remplir une petite boîte d’objets appartenant aux enfants, et il l’avait regardé faire. C’était un bon garçon, qui ne remettait jamais une corvée à plus tard. Ce matin-là, il portait un chapeau pour se protéger les yeux du soleil, et l’arme de son père. Il était assis sur le siège du onzième chariot, à côté d’un des Estrada. Il se disait que Slightman devait avoir un bon garçon, lui aussi, ce qui avait largement contribué à les mettre dans cette situation déplorable.
— Jake était au Dogan, une nuit où Andy et vous êtes allés donner des nouvelles de vos voisins, dit Roland.
À côté de lui, Slightman grimaça comme un homme qui vient de recevoir un coup de poing dans le ventre.
— Là-bas, dit-il. Oui, je l’ai presque senti… ou du moins j’ai cru le sentir…
Il se tut un moment, puis :
— Bordel.
Roland regarda vers l’est. Il faisait un peu plus clair, mais toujours aucun nuage de poussière à l’horizon. Ce qui était une bonne chose. Quand le nuage apparaîtrait, les Loups seraient très vite là. Leurs chevaux gris seraient rapides. C’est alors que Roland posa l’autre question, presque distraitement. Si Slightman répondait par la négative, il ne vivrait pas assez longtemps pour voir arriver les Loups, même sur leurs chevaux si rapides.
— Si vous l’aviez trouvé, Slightman – si vous aviez trouvé mon garçon – est-ce que vous l’auriez tué ?
Slightman rechaussa ses lunettes tout en pesant sa réponse. Roland ne pouvait dire s’il comprenait l’importance de la question. Il attendit de voir si le père de l’ami de Jake vivrait ou mourrait. Il lui faudrait prendre une décision rapide ; ils approchaient de l’endroit où les chariots s’immobiliseraient pour laisser descendre les enfants.
L’homme finit par relever la tête et posa de nouveau le regard sur celui de Roland. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les choses étaient très claires : il pouvait répondre à la question du Pistolero, ou bien le regarder en face, mais il était incapable de faire les deux en même temps.
Slightman baissa de nouveau les yeux vers le plancher en bois entre ses pieds, puis se décida enfin à répondre.
— Oui, je pense qu’on l’aurait tué.
Il fit une pause. Hocha la tête. Dans le mouvement, une larme glissa d’un de ses yeux et alla s’écraser sur le sol en bois du siège.
— Oui-là, comment faire autrement ?
Il releva la tête ; à présent il pouvait de nouveau affronter le regard de Roland, et il y lut que son destin avait été scellé.
— Faites vite, dit-il. Et faites en sorte que mon garçon ne le voie pas. Je vous en conjure.
Roland fit de nouveau claquer les rênes sur l’échine des mules.
— Ce ne sera pas moi qui ferais taire cette misérable bouche.
La respiration de Slightman s’arrêta. En disant au Pistolero que oui, il aurait tué un garçon de douze ans pour protéger son secret, il avait eu sur le visage une sorte de noblesse déchirée. Maintenant on n’y lisait que l’espoir, et l’espoir le rendait laid. Presque grotesque. Puis il poussa un soupir étranglé.
— Vous vous moquez de moi. Vous jouez avec mes nerfs. Vous allez me tuer, je le sais. Pourquoi vous ne le feriez pas ?
— Le lâche juge tout ce qu’il voit d’après ce qu’il est, fit remarquer Roland. Je ne vous tuerai pas sauf si j’y suis contraint, Slightman, parce que j’aime mon garçon. Ça, vous pouvez le comprendre, n’est-ce pas ? Aimer son garçon ?
— Oui-là.
Slightman baissa de nouveau la tête et frotta de la main sa nuque brûlée par le soleil. Cette nuque dont il pensait qu’elle finirait brisée des mains du Pistolero.
— Mais il faut que vous compreniez bien une chose, pour votre bien autant que pour celui de Benny. Si les Loups gagnent, vous mourrez bel et bien. Vous pouvez être sûr de ça. « Enfoncez-vous ça dans le crâne », comme diraient Eddie et Susannah.
Slightman le regardait de nouveau, les yeux rétrécis derrière ses lunettes.
— Écoutez-moi bien, Slightman, et avec tout votre entendement. Nous serons là où les Loups comptent nous trouver, mais sans les gosses. Quelle que soit l’issue, cette fois ils laisseront des cadavres derrière eux. Et quelle que soit l’issue, ils sauront qu’ils ont été trompés. Combien à Calla Bryn Sturgis étaient en mesure de les tromper ? Seulement deux. Andy et Ben Slightman. Andy est déconnecté, il est hors de portée de leur vengeance.
Il sourit à Slightman, d’un sourire aussi glacial que la banquise du bout du monde.
— Mais pas vous. Ni vous, ni le seul être auquel vous teniez, dans ce que vous prétendez être un cœur.
Slightman réfléchit aux propos du Pistolero. L’idée ne l’avait visiblement pas effleuré, mais une fois qu’il en eut perçu la logique, elle était indéniable.
— Ils penseront certainement que vous avez volontairement changé de camp, reprit Roland, mais même si vous pouviez les convaincre qu’il s’agissait d’un accident, ils vous tueraient de toute façon. Et votre fils, aussi. En guise de vengeance.
Une tache rouge était apparue sur les pommettes de Slightman – les roses de la honte, pensa le Pistolero. Mais alors qu’il envisageait de voir les Loups tuer son fils, il redevint blême. Ou peut-être était-ce la perspective de voir Benny emmené à l’est – pour y devenir crâné.
— Je vous demande pardon. Pardon pour ce que j’ai fait.
— Allez-vous faire foutre avec vos excuses. Le ka est à l’œuvre et le monde change.
Slightman ne répondit rien.
— Je suis disposé à vous laisser aller avec les enfants, comme j’ai dit que je le ferais. Si tout se passe comme je l’espère, vous ne verrez rien de l’action. Dans le cas contraire, rappelez-vous que c’est Sarey Adams qui a le commandement et qui donnera l’ordre de tirer. Et si je dois lui parler ensuite, priez pour qu’elle n’ait que du bien à dire de vous.
Quand Slightman n’eut rien d’autre à répondre que le silence, Roland reprit, sur un ton cassant :
— Dites-moi que vous comprenez, bons dieux. Tout ce que je veux entendre, c’est : « Oui, Roland. J’intuite. »
— Oui, Roland. J’intuite très bien – nouveau silence. Et si on gagne, est-ce que les folken l’apprendront, d’après vous ? Est-ce qu’ils apprendront… ce que j’ai fait ?
— Pas de la bouche d’Andy, en tout cas. C’en est fini de son babillage. Pas de mon ka-tet, non plus. Ce n’est pas par respect pour vous que nous nous tairons, mais par respect pour Jake Chambers. Et si les Loups tombent dans le piège que je leur ai tendu, pourquoi les folken soupçonneraient-ils l’existence d’un autre traître ?
Il scruta le visage de Slightman de ses yeux froids.
— Ce sont des gens innocents. Confiants. Comme vous le savez. Pour l’avoir utilisé contre eux.
La rougeur revint aux joues du contremaître. Il regarda de nouveau le sol. Roland leva la tête et vit apparaître l’endroit qu’il cherchait, à trois cents mètres devant le convoi. Bien. Il n’y avait toujours aucun nuage de poussière à l’horizon, mais il le sentait grossir, dans son esprit. Les Loups arrivaient, oh oui. Quelque part au-delà du fleuve, ils étaient descendus du train pour enfourcher leurs chevaux, et ils arrivaient à bride abattue. À un train d’enfer. Car c’est de là qu’ils venaient.
— Je l’ai fait pour mon fils, dit Slightman. Andy est venu me trouver, en me disant qu’ils le prendraient certainement. Quelque part par là-bas, Roland – il tendit la main vers l’est, vers Tonnefoudre. Quelque part par là vivent de pauvres créatures qu’on appelle Briseurs. Des prisonniers. Selon Andy, ils ont des dons de télépathie et de psychokinésie, et bien que je n’intuite aucun de ces deux mots, je sais qu’ils ont à voir avec l’esprit. Les Briseurs sont des humains, et ils nourrissent leur corps comme vous et moi, mais ils ont besoin d’une autre nourriture, d’une nourriture spéciale, pour nourrir cette partie spéciale d’eux.
— De la nourriture cérébrale, conclut Roland.
Il se rappela que sa mère disait du poisson que c’était de la nourriture pour le cerveau. Et puis, pour une raison qu’il fut incapable d’expliquer, il se surprit à penser aux excursions nocturnes de Susannah. Seulement, ce n’était pas Susannah qui se rendait dans cette salle de banquet, en pleine nuit. C’était Mia. Fille de personne.
— Oui-là, j’imagine, acquiesça Slightman. Quoi qu’il en soit, c’est quelque chose que les jumeaux sont seuls à avoir, quelque chose qui les relie par l’esprit. Et ces types – pas les Loups, mais ceux qui les envoient – ils l’extraient de leur tête. Quand c’est fait, les enfants ne sont plus que des idiots. Ils sont crânés. C’est la nourriture, Roland, vous intuitez ? C’est ça qui les attire ! Pour nourrir leurs maudits Briseurs ! Ni leurs corps, ni leurs estomacs, mais leurs esprits ! Et je ne sais même pas ce qu’ils sont censés briser !
— Les deux Rayons qui portent toujours la Tour, répondit Roland.
Slightman en fut abasourdi. Et effrayé.
— La Tour Sombre ? chuchota-t-il. Dites-vous ?
— Oui. Qui est Finli ? Finli O’Tiego ?
— Je ne sais pas. Une voix à laquelle je fais mon rapport. Un tahine, je pense – vous savez ce que c’est ?
— Et vous ?
Slightman secoua la tête.
— Alors restons-en là. Peut-être le rencontrerai-je, l’heure venue, et il répondra lui-même de ses actes.
Slightman eut beau ne pas répondre, Roland sentit qu’il avait des doutes. Ce qui ne lui posait pas de problème. Ils en avaient presque fini, à présent, et le Pistolero sentait se relâcher cette chaîne invisible qui lui ceignait le ventre. Il se tourna complètement vers le contremaître, lui faisant face pour la première fois.
— Andy a toujours su trouver des gens comme vous à cozer, Slightman. Je ne doute pas que c’est pour ça qu’on l’a laissé ici, tout comme je ne doute pas que votre fille, la sœur de Benny, n’est pas morte de manière accidentelle. Il leur faut toujours un jumeau dépareillé, et un parent faible.
— Vous ne pouvez pas…
— La ferme. Vous avez dit tout ce qui était bon pour vous.
Slightman se tut et resta assis là, à côté de Roland.
— Je peux comprendre la trahison. J’en ai eu ma part, ne serait-ce qu’envers Jake. Mais ça ne change rien à ce que vous êtes, soyons bien clair. Vous êtes un oiseau charognard. Un rouilleau devenu vautour.
Les joues de Slightman prirent la teinte d’un beau bordeaux.
— Si je l’ai fait, c’est pour mon garçon, s’entêta-t-il à répondre.
Roland cracha dans la paume de sa main, puis leva la main et se mit à caresser la joue de Slightman. Elle était gonflée de sang, et chaude au toucher. Puis le Pistolero saisit les lunettes par le centre et les secoua légèrement sur le nez de l’homme.
— Ça ne part pas, dit-il très calmement. À cause de ça. C’est avec ça qu’ils vous ont eu, Slightman. C’est votre marque de reconnaissance. Vous vous dites que vous le faites pour votre garçon, afin de pouvoir dormir la nuit. Moi je me dis que j’ai fait ça à Jake pour ne pas laisser passer ma chance de trouver la Tour… et c’est ce qui m’aide à dormir la nuit. La différence entre vous et moi, la seule différence, c’est que je n’ai jamais accepté de paire de lunettes.
Il s’essuya la main sur son pantalon.
— Vous avez renié vos principes, Slightman. Et vous avez oublié le visage de votre père.
— Laissez-moi tranquille, murmura Slightman – il essuya le crachat du Pistolero qui scintillait sur sa joue ; il fut remplacé par ses propres larmes. Au nom de mon garçon.
Roland hocha la tête.
— C’est uniquement pour ça, au nom de votre garçon. Vous le traînez derrière vous comme un poulet mort. Mais peu importe. Si tout se passe comme je l’espère, vous vivrez peut-être toute votre vie à ses côtés, et vous vieillirez respecté par vos voisins. Vous serez l’un de ceux qui ont vaincu les Loups, quand les pistoleros sont arrivés par le Sentier du Rayon. Quand vous ne pourrez plus marcher, il vous soutiendra. Je le vois, mais je n’aime pas ce que je vois. Parce qu’un homme prêt à vendre son âme pour une paire de lunettes la revendra pour quelque autre babiole – de moins de prix encore – et quoi qu’il en soit, tôt ou tard votre garçon découvrira ce que vous êtes. La meilleure chose qui pourrait arriver à votre fils aujourd’hui, c’est que vous mouriez en héros.
Et, avant que Slightman ne puisse répondre, Roland leva la voix et s’écria :
— Hé, Overholser ! Ho, du chariot ! Overholser ! Arrêtez-vous ! On y est ! Grand merci !
— Roland – commença Slightman.
— Non, répondit Roland en accrochant les rênes. La palabre est terminée. Rappelez-vous seulement ce que je vous ai dit, sai : si vous avez une chance de mourir en héros aujourd’hui, faites une faveur à votre fils et saisissez-la.
3
Au début, tout se passa selon leurs plans, et ils y virent l’œuvre du ka. Quand les choses commencèrent à mal tourner, ils y virent aussi l’œuvre du ka. Le ka, aurait pu dire le Pistolero, c’était souvent la dernière chose sur laquelle prendre appui.
4
Roland avait expliqué aux enfants ce qu’il attendait d’eux, à la lueur des flambeaux, sur la Pelouse de la ville. À présent, dans le jour naissant (avec le soleil qui attendait toujours en coulisses), ils se mirent parfaitement en place, alignés sur la route du plus vieux au plus jeune, chaque paire de jumeaux se tenant par la main. Les buckas étaient garés sur le côté gauche de la route, leurs roues gauches juste au-dessus du fossé. Le seul vide se situait à la fourche du chemin, là où il se séparait de la Route de l’Est. Formant une ligne clairsemée près des enfants se tenaient les anges gardiens, leur nombre ayant largement dépassé la douzaine, avec l’ajout de Tian, du Père Callahan, de Slightman et de Wayne Overholser. En face d’eux, le long du fossé droit, sur une ligne eux aussi, se trouvaient Eddie, Susannah, Rosa, Margaret Eisenhart et la femme de Tian, Zalia. Chacune des femmes portait une poche en roseau doublée de soie et remplie de plats. Dans les fossés en dessous et à côté d’eux, ils avaient entassé des malles contenant d’autres Orizas. Leur nombre total s’élevait à deux cents.
Eddie jeta un œil de l’autre côté du fleuve. Toujours pas de poussière. Susannah lui adressa un sourire anxieux, qu’il lui retourna. C’était la partie difficile – la partie qui faisait peur. Plus tard, il le savait, le brouillard rouge l’envelopperait et l’emporterait. Mais pour l’instant il était trop conscient de tout. Et ce dont il avait le plus conscience, c’était du fait qu’ils étaient en ce moment même aussi démunis et vulnérables qu’une tortue sans sa carapace.
Jake remonta la file d’enfants à toute vitesse, avec en main la boîte contenant les biens qu’il avait récoltés : des rubans, un anneau de dentition, un sifflet taillé dans un bâton d’if, une vieille chaussure ayant presque perdu sa semelle, une chaussette solitaire. Il y avait environ deux douzaines d’objets de ce genre.
— Benny Slightman, aboya Roland. Frank Tavery ! Francine Tavery ! À moi !
— Hé, dites donc ! dit le père de Benny Slightman, immédiatement sur la défensive. Pourquoi est-ce que vous faites sortir mon fils de la li…
— Pour qu’il fasse son devoir, comme vous ferez le vôtre, répondit Roland. Plus un mot.
Les quatre enfants qu’il avait appelés se présentèrent devant lui. Les Tavery étaient écarlates et hors d’haleine, les yeux brillants, se tenant toujours la main.
— Écoutez-moi, maintenant, et que je n’aie pas à répéter un seul mot, annonça Roland.
Benny et les Tavery se penchèrent anxieusement en avant. Bien que très impatient de pouvoir partir, Jake était visiblement moins nerveux ; il connaissait son rôle, et la plus grande partie de la pièce qui allait se jouer. Dont Roland espérait qu’elle allait se jouer.
Roland s’adressa aux enfants, mais d’une voix assez forte pour que les anges gardiens qui les encadraient puissent entendre, eux aussi.
— Vous allez remonter ce chemin, et tous les deux ou trois mètres, vous allez laisser quelque chose derrière vous, comme si c’était tombé au cours d’une marche rapide. Et c’est ce que je veux que vous fassiez, vous quatre, une marche rapide. Ne courez pas, mais presque. Attention où vous mettez les pieds. Allez jusqu’à la fourche du chemin – à trois cents mètres –, mais pas plus loin. Vous intuitez ? Pas un pas plus loin.
Ils hochèrent la tête avec empressement. Le regard de Roland glissa sur les adultes qui se tenaient, tendus, derrière eux.
— Ces quatre-là partiront deux minutes en avance. Puis viendront les autres jumeaux, les plus vieux d’abord, les plus jeunes en dernier. Ils n’iront pas loin ; les dernières paires quitteront à peine la route.
Roland leva la voix, criant ses ordres.
— Les enfants ! Quand vous entendrez ceci, faites demi-tour ! Revenez vers moi le plus vite possible !
Le Pistolero mit les deux premiers doigts de sa main gauche dans le coin de sa bouche et émit un sifflement tellement aigu que plusieurs enfants se couvrirent les oreilles de leurs mains.
— Sai, si vous voulez cacher les enfants dans l’une de ces grottes, pourquoi les faire revenir ? demanda Annabelle Javier.
— Parce qu’ils ne vont pas dans une de ces grottes. C’est là-bas, qu’ils vont, dit Roland en tendant la main vers l’est. C’est dame Oriza qui va prendre soin des enfants. Ils se cacheront dans le riz, juste de ce côté du fleuve.
Ils regardèrent tous dans la direction qu’il indiquait, et c’est ainsi qu’ils virent le nuage de poussière, tous en même temps.
Les Loups arrivaient.
5
— Nous allons avoir de la visite, mon chou, dit Susannah. Roland opina de la tête, puis se tourna vers Jake.
— Vas-y, Jake. Comme je te l’ai dit.
Jake prit deux bonnes poignées d’objets dans la boîte et les tendit aux jumeaux Tavery. Puis il sauta par-dessus le fossé de gauche, aussi gracieux qu’une biche, et se mit à remonter le chemin de l’arroyo, Benny à ses côtés. Franck et Francine les suivaient de près ; Roland vit Francine laisser tomber un petit chapeau de sa main.
— D’accord, fit Overholser. J’en intuite au moins une partie, savez-vous. Les Loups verront les frusques, et ils croiront d’autant plus que les enfants sont là-bas. Mais pourquoi envoyer les autres au nord, Pistolero ? Pourquoi ne pas les accompagner dans le riz, dès maintenant ?
— Parce qu’il faut que nous partions du principe que les Loups sentent la piste de leur proie, comme de vrais loups, répondit Roland.
Il éleva de nouveau la voix.
— Les enfants ! Dans le chemin ! Les aînés d’abord ! Tenez la main de votre partenaire, et ne la lâchez pas ! Revenez quand vous entendrez le sifflet !
Les enfants se mirent en branle, aidés par Callahan, Sarey Adams, les Javier et Ben Slightman, qui leur firent franchir le fossé. Tous les adultes avaient l’air nerveux ; seul le Pa de Benny avait aussi l’air méfiant.
— Les Loups commenceront par y aller, parce qu’ils auront des raisons de croire que les enfants sont là-bas, dit Roland, mais ils ne sont pas stupides, Wayne. Ils chercheront un signe, et nous le leur donnerons. S’ils sont capables de suivre une piste à l’odorat – et je parierais la dernière récolte de riz de cette ville que c’est le cas – ils trouveront l’odeur, les chaussures et les rubans. Quand ils perdront la piste du groupe principal, celle du groupe de quatre que j’ai envoyé en premier les occupera encore un petit moment. Ça les enfoncera un peu plus, ou peut-être pas. Mais alors, ça ne devrait plus avoir d’importance.
— Mais…
Roland l’ignora. Il se tourna vers sa petite bande de combattants. Ils seraient sept en tout. C’est un bon chiffre, se dit-il. Le chiffre de la puissance. Il scruta le nuage, derrière eux. Il était plus haut qu’aucun des tourbillons du seminon, et il se déplaçait à une vitesse horrifiante. Pourtant, pour l’instant, Roland trouvait que tout se passait bien.
— Écoutez bien, dit-il, cette fois à Zalia, Margaret et Rosa.
Les membres de son propre ka-tet savaient déjà ce qu’il allait dire, ils le savaient depuis que le vieux Jamie avait susurré son secret si longtemps gardé à l’oreille d’Eddie, sous le porche des Jaffords.
— Les Loups ne sont ni des hommes, ni des monstres. Ce sont des robots.
— Des robots ! cria Overholser, sa voix trahissant plus la surprise que l’incrédulité.
— Si fait, et d’un genre que mon ka-tet a déjà croisé sur sa route.
Il pensait à une certaine clairière, où les tout derniers serviteurs du grand ours s’étaient entre-pourchassés, dans une danse ultime et infinie.
— S’ils portent des capuches, c’est pour cacher le petit piston qu’ils ont sur le dessus de la tête. Il fait environ cette taille.
Roland leur montra une hauteur d’environ cinq centimètres, et une longueur de treize.
— C’est cette partie que Molly Doolin a touchée, et qu’elle a coupée net avec son plat, il y a bien longtemps. Elle a frappé là par accident. Nous frapperons à dessein.
— Les bonnets de pensée, fit Eddie. Leur point de contact avec le monde extérieur. Sans eux, ils sont aussi morts qu’une merde de chien.
— Visez ici, dit Roland en plaçant sa main droite environ trois centimètres au-dessus de son crâne.
— Mais alors, la poitrine… la branchie dans la poitrine… dit Margaret Eisenhart, visiblement perplexe.
— Des foutaises, depuis le début, avoua Roland. Visez le haut de la capuche.
— Un jour, dit Tian, je saurai pourquoi il faut qu’il y ait toujours autant de saloperies de foutaises.
— J’espère surtout que ce jour viendra, répondit Roland.
Les derniers enfants – les plus jeunes – commençaient à remonter le chemin, se tenant par la main, disciplinés. Les plus vieux se trouvaient environ deux cents mètres devant eux, et le quatuor de Jake encore au moins deux cents mètres au-delà. Ça devrait suffire, se dit le Pistolero. Il porta alors son attention sur les anges gardiens.
— Ils vont revenir. Alors vous les emmènerez de l’autre côté du fossé, en rang, deux par deux.
Sans regarder, il fit un signe du pouce, par-dessus son épaule.
— Ai-je besoin de vous répéter combien il est important que les pieds de maïs ne soient pas dérangés, surtout ceux près de la route, où les Loups pourront s’en rendre compte.
Ils secouèrent la tête.
— Au bord des rizières, poursuivit Roland, faites-les passer par un des courants. Poussez quasiment jusqu’à la rivière. Puis faites-les s’allonger là où le riz est haut et toujours vert.
Il écarta les mains, ses yeux bleus étincelant.
— Dispersez-les. Vous autres adultes, restez près d’eux, côté rivière. En cas de problème – un renfort de Loups, un événement imprévu – c’est de ce côté que ça se produira.
Sans leur laisser l’occasion de poser des questions, Roland se fourra de nouveau deux doigts dans la bouche et siffla. Vaughn Eisenhart, Krella Anselm et Wayne Overholser rejoignirent les autres dans le fossé, et se mirent à rappeler les plus petits, pour les faire revenir vers la route. Pendant ce temps, Eddie jeta un regard par-dessus son épaule et fut ébahi de constater combien le nuage s’était rapproché de la rivière. Quand on connaissait leur secret, leur rapidité n’était plus un mystère ; ces chevaux gris n’étaient pas du tout des chevaux, mais des propulseurs mécaniques conçus pour ressembler à des chevaux, rien de plus. Comme une horde de Chevrolet en déplacement officiel, se dit-il.
— Roland, ils arrivent ! Et à toute vitesse !
Roland regarda vers l’est.
— Tout va bien, dit-il.
— Tu en es sûr ? demanda Rosa.
— Oui.
Les plus jeunes enfants se pressaient à présent de revenir, main dans la main, les yeux agrandis par la peur et l’excitation. Ils étaient emmenés par Cantab des Manni et par Ara, sa femme. Elle leur dit de marcher bien droit au lieu des travées, en essayant de ne pas toucher les pieds de maïs squelettiques.
— Pourquoi, sai ? demanda un bambin qui ne devait pas avoir plus de quatre ans, avec une tache douteuse sur le devant de sa salopette. Le maïs, il a été cueilli, vous voyez.
— C’est un jeu, répondit Cantab. Le jeu du on-ne-doit-pas-toucher-le-maïs.
Il se mit à chanter. Certains enfants se joignirent à lui, mais la plupart étaient trop abasourdis et trop effrayés.
Tandis que les paires de jumeaux traversaient la route, plus grands et plus vieux à mesure qu’ils rentraient, Roland jeta un œil vers l’est. Il estima que les Loups étaient encore à dix minutes des berges de la Whye, et dix minutes devraient suffire, mais bons dieux, qu’ils allaient vite. L’idée l’avait déjà effleuré qu’ils seraient peut-être contraints de garder Slightman le Jeune et les jumeaux Tavery avec eux. Ça ne faisait pas partie du plan, mais avant que les choses en arrivent si loin, le plan changeait presque toujours. Bien obligé.
Les derniers enfants revenaient et seuls Overholser, Callahan, Slightman l’Aîné et Sarey Adams étaient encore sur la route.
— Allez-y, leur dit Roland.
— Je veux attendre mon garçon, objecta Slightman.
— Allez-y !
Slightman avait l’air disposé à discuter ce point, mais Sarey Adams lui toucha le coude, et Overholser l’attrapa carrément par l’autre.
— Viens donc, dit Overholser. Il va prendre soin du tien comme si c’était le sien.
Slightman adressa à Roland un ultime regard dubitatif, puis il enjamba le fossé et fit démarrer la fin de la ligne, aidé d’Overholser et de Sarey.
— Susannah, montre-leur la cachette, ordonna Roland.
Il avait pris soin de s’assurer que les enfants traversaient le fossé du côté de la rivière bien plus bas que là où ils avaient creusé, la veille. À présent, à l’aide d’une de ses jambes raccourcies et encapuchonnées, Susannah repoussa un tapis de feuille, de branches et de pieds de maïs séchés – le genre de déchets qu’on s’attendait à trouver dans un fossé au bord d’une route –, leur révélant un trou sombre.
— Ce n’est qu’une tranchée, dit-elle en s’excusant presque. Il y a des planches, au-dessus. Légères, faciles à déplacer. C’est là qu’on sera. Roland a fait un… oh, je ne sais pas comment vous l’appelez chez vous, nous on dit un périscope, un instrument avec des miroirs à l’intérieur, et par lequel on regarde à l’extérieur… et le moment venu, on se lèvera. Et les planches tomberont sur le côté.
— Où sont Jake et les trois autres ? demanda Eddie. Ils devraient être revenus.
— Il est trop tôt, dit Roland. Calme-toi, Eddie.
— Je ne me calmerai pas, et il n’est pas trop tôt. On devrait au moins les apercevoir. Je vais aller jeter un…
— Non, dit Roland. Nous devons en avoir autant que nous pourrons avant qu’ils comprennent ce qui se passe. Et ça veut dire garder notre puissance de feu ici, dans leur dos.
— Roland, il y a quelque chose qui ne va pas.
Roland l’ignora.
— Mesdames-sai, glissez-vous là-dedans, je vous prie. Les malles contenant les plats supplémentaires seront de votre côté ; on jettera juste des feuilles mortes par-dessus.
Tandis que Zalia, Rosa et Margaret se faufilaient dans le trou révélé par Susannah, Roland tourna le regard au-delà de la route. Le chemin vers l’arroyo était à présent complètement désert. Il ne vit toujours aucun signe de Jake, de Benny et des jumeaux Tavery. Il commença à se dire qu’Eddie avait raison ; que quelque chose avait mal tourné.
6
Jake et ses compagnons atteignirent l’embranchement du chemin rapidement et sans encombres. Jake avait gardé deux objets, et lorsqu’ils arrivèrent à la fourche, il lança un hochet cassé vers la Gloria et le bracelet tissé d’une petite fille en direction de la Plume-Rouge. À vous de choisir, pensa-t-il. Et, quel que soit votre choix, allez au diable.
Lorsqu’il se retourna, il constata que les jumeaux Tavery repartaient déjà dans l’autre sens. Benny l’attendait, le visage pâle et les yeux brillants. Jake lui fit un signe de tête et se força à lui rendre son sourire.
— Allons-y, dit-il.
Ils entendirent alors Roland siffler et les jumeaux se mirent soudain à courir, malgré les éboulis et les cailloux qui jonchaient le chemin. Ils se tenaient toujours la main, et serpentaient entre les obstacles qu’ils ne pouvaient enjamber.
— Hé, ne courez pas ! cria Jake. Il a dit de ne pas courir et de regarder où on mettait les p…
C’est alors que Frank Tavery mit le pied dans un trou. Jake entendit distinctement le craquement sec que fit sa cheville en se cassant et il sut en voyant l’horrible rictus sur le visage de Benny que lui aussi. Puis Frank poussa un gémissement déchirant et fut projeté sur le côté.
Francine tendit les bras pour l’attraper et posa la main sur le haut de son bras, mais le garçon était trop lourd. Il retomba comme une guillotine. Le bruit sourd que fit sa tête en allant cogner contre l’affleurement de granit à côté de lui résonna bien plus fort encore que la fracture de sa cheville. Le sang jaillit immédiatement de sa blessure au cuir chevelu, miroitant dans la lumière du matin.
Problème, pensa Jake. Et en plein milieu de la route.
Benny avait un air stupéfait, et les joues couleur de fromage blanc. Francine s’était agenouillée à côté de son frère, coincé de travers, le pied toujours pris dans le trou. Elle poussait de petits gémissements essoufflés et désespérés. Puis, tout à coup, les gémissements cessèrent. Ses yeux roulèrent dans ses orbites et elle tomba raide évanouie sur son frère jumeau inconscient.
— Viens, lança Jake.
Et voyant que Benny restait là, bouche bée, sans bouger, il lui donna un coup de poing dans l’épaule.
— Au nom de ton père !
C’est ce qui fit bouger Benny.
7
Jake appréhenda tout avec la vision claire et froide d’un pistolero. L’éclaboussure de sang sur le rocher. La touffe de cheveux collée sur la roche. Le pied dans le trou. L’écume aux lèvres de Frank Tavery. Le gonflement de la poitrine naissante de sa sœur, allongée gauchement sur lui. Les Loups arrivaient. Ce n’était pas le sifflet de Roland qui le lui disait, mais le shining. Eddie, pensa-t-il. Eddie veut venir voir ce qui se passe.
Jake n’avait jamais essayé d’utiliser le shining pour envoyer un message, pourtant c’est ce qu’il fit : Reste où tu es ! Si on ne peut pas revenir à temps, on essaiera de se cacher quand ils passeront, MAIS NE VIENS PAS ICI ! NE GÂCHE PAS TOUT !
Il n’eut aucun moyen de savoir si le message était passé, mais il savait qu’il n’avait le temps de faire rien d’autre. Pendant ce temps, Benny était… quoi ? Quel était le mot juste[17] ? À Piper, Mme Avery était très à cheval sur le mot juste. Et il lui en vint un. Baragouiner. Benny était en train de baragouiner.
— Qu’est-ce qu’on va faire, Jake ? Par l’Homme Jésus, Tous les deux ! Ils allaient bien ! Ils couraient, c’est tout, et puis… et si les Loups arrivent ? Et s’ils arrivent pendant qu’on est encore là ? Il vaudrait peut-être mieux qu’on les laisse là, qu’est-ce que tu en dis ?
— On ne les laisse nulle part, répondit Jake.
Il se pencha et attrapa Francine par les épaules. Il la hissa en position assise, surtout pour l’écarter de son frère, et que ce dernier pût respirer. Sa tête bascula en arrière, répandant ses cheveux comme de la soie noire. Ses paupières papillonnèrent, montrant le blanc lisse de ses yeux, en dessous. Sans réfléchir, Jake la gifla. Fort.
— Oh ! Oh !
Ses yeux s’ouvrirent, bleus, magnifiques et choqués.
— Lève-toi ! hurla Jake. Pousse-toi !
Combien de temps avait passé ? Comme tout paraissait immobile, maintenant que les enfants étaient retournés sur la route ! Pas un oiseau ne chantait, pas même un rouilleau ne criait. Il attendit que Roland siffle de nouveau, mais pourquoi l’aurait-il fait ? Ils étaient tout seuls, à présent.
Francine roula sur le côté, puis se remit debout en chancelant.
— Aidez-le… s’il vous plaît, sai, je vous en prie…
— Benny. Il faut qu’on lui sorte le pied du trou.
Benny tomba à genoux de l’autre côté du garçon étalé gauchement sur le sol. Il était toujours pâle, mais il serrait les lèvres en une fine ligne que Jake trouva encourageante.
— Prends-le par l’épaule.
Benny attrapa l’épaule droite de Frank Tavery. Jake saisit la gauche. Leurs regards se croisèrent au-dessus du corps inconscient du garçon. Jake fit un signe de tête.
— Maintenant.
Ils tirèrent en même temps. Les yeux de Frank Tavery s’ouvrirent – aussi bleus et aussi magnifiques que ceux de sa sœur – et il poussa un hurlement tellement haut qu’il ne produisit aucun son. Mais son pied ne se dégagea pas.
Il était enfoncé trop profond.
8
Une forme gris-vert se dessinait progressivement dans le nuage de poussière et ils entendaient maintenant le martèlement des sabots sur la croûte de terre. Les trois femmes de La Calla se trouvaient dans la cachette. Seuls Roland, Eddie et Susannah restaient dans le fossé, les hommes debout, Susannah agenouillée, ses cuisses musclées écartées. Ils observaient le décor, de l’autre côté de la route et le long du chemin de l’arroyo. Personne encore sur le sentier.
— J’ai entendu quelque chose, dit Susannah. L’un d’eux a dû se blesser.
— Rien à foutre, Roland, je vais les chercher, lança Eddie.
— Est-ce ce que Jake veut, ou ce que toi tu veux ? demanda Roland.
Eddie rougit. Il avait entendu la voix de Jake dans sa tête – pas les mots exacts, mais le sens de son message – et il se doutait que Roland aussi.
— Il y a cent gosses là-bas, et seulement quatre en face, dit Roland. Remets-toi à couvert, Eddie. Toi aussi, Susannah.
— Et toi ? demanda Eddie.
Roland inspira profondément, puis poussa un profond soupir.
— J’aiderai, si je peux.
— Tu ne vas pas le chercher, c’est ça ? Eddie contemplait Roland avec une incrédulité croissante : Tu n’y vas vraiment pas.
Roland jeta un regard vers le nuage de poussière et le groupe gris-vert qui se détachait en dessous, qui se découperait en cavaliers distincts, dans moins d’une minute. Des cavaliers avec des têtes de loups toutes dents dehors, encadrées par des capuches vertes. Ils ne chevauchaient pas tant qu’ils fondaient sur la rivière.
— Non, fit Roland. Impossible. Remets-toi à couvert.
Eddie resta là encore un peu là où il était, la main sur la crosse du gros revolver, le visage blême. Puis, sans un mot, il se détourna de Roland et attrapa Susannah par le bras. Il s’agenouilla à côté d’elle, puis se glissa dans le trou. Il n’y eut plus que Roland, le gros revolver posé bas sur sa hanche gauche, qui scrutait le sentier vide.
9
Benny Slightman était un gars bien bâti, pourtant il ne réussit pas à faire bouger le rocher qui retenait le pied de Frank Tavery. Jake le vit dès le premier essai. Son esprit (son esprit froid, très froid) essaya de comparer le poids du garçon piégé à celui de la pierre. Pour lui, la pierre était plus lourde.
— Francine.
Elle leva vers lui des yeux humides et légèrement voilés par le choc.
— Tu l’aimes ?
— Si fait, de tout mon cœur !
Il est ton cœur, pensa Jake. Bien.
— Alors aide-nous. Quand je te le dirai, tire-le aussi fort que tu pourras. Peu importe s’il hurle, tire-le quand même.
Elle opina de la tête, comme si elle comprenait. Jake espéra que c’était le cas.
— Si on ne peut pas le sortir cette fois-ci, il faudra l’abandonner.
— Jamais ! s’écria-t-elle.
Ce n’était pas le moment de se battre. Jake rejoignit Benny à côté du rocher plat et blanc. Au-delà de son rebord déchiqueté, le tibia ensanglanté de Frank disparaissait dans le trou noir. Le garçon était à présent complètement conscient, et il suffoquait. Son œil gauche roulait de terreur. Le droit était recouvert d’un voile de sang. Un morceau de cuir chevelu lui pendait au-dessus de l’oreille.
— Tu vas soulever ce rocher et tu vas le tirer hors du trou, dit Jake à Francine. À trois. Prête ?
Lorsqu’elle acquiesça, sa chevelure lui tomba en rideau devant le visage. Elle ne fit pas mine de l’écarter, et saisit son frère sous les aisselles.
— Francie, ne me fais pas de mal, gémit-il.
— La ferme, répliqua-t-elle.
— Un, dit Jake. Tu tires cette saloperie, Benny, même si ça t’arrache les couilles. Tu m’as compris ?
— Mon-salaud, compte, bon sang.
— Deux. Trois.
Ils tirèrent, l’effort leur arrachant des cris. Le rocher bougea. Francine tira son frère en arrière de toutes ses forces, tout en criant elle aussi.
Mais ce fut le cri de Frank Tavery qui couvrit tous les autres, au moment où son pied se libéra de l’étau.
10
Roland entendit des cris rauques, couverts par un hurlement de martyre. Il s’était passé quelque chose, là-bas, et Jake avait agi. La question demeurait : est-ce que ça avait suffi à régler la situation ?
Les gouttelettes d’eau volèrent dans la lumière matinale lorsque les Loups plongèrent dans la Whye et la traversèrent au galop, sur leurs chevaux gris. À présent Roland les voyait clairement, arrivant par vagues de cinq ou six, donnant des éperons à leurs montures. Il évalua leur nombre à soixante. Sur l’autre rive, ils disparaîtraient derrière un promontoire recouvert d’herbe. Puis ils réapparaîtraient, un kilomètre plus loin. Avant de disparaître une dernière fois, derrière une ultime colline – tous, s’ils restaient groupés comme ils l’étaient – et ce serait pour Jake la dernière chance de revenir, et qu’ils se retrouvent tous à couvert.
Il scruta le chemin, suppliant mentalement les enfants d’apparaître – suppliant Jake d’apparaître –, mais le sentier demeura désert.
Les Loups remontaient à présent la rive ouest du fleuve, leurs chevaux faisant voler la poussière d’eau qui scintillait comme de l’or dans la lumière du soleil. Des mottes de terre et une pluie de sable volaient autour d’eux. Le martèlement des sabots n’était plus qu’un roulement de tonnerre fonçant sur eux.